mardi 29 juin 2010

Lettre de Dashiell Hammett à sa fille qui vient d’atteindre sa majorité


«Eh bien ce coup-ci, c’est cuit: je n’ai plus de petites filles. Ma famille est bourrée à craquer de femmes faites. Plus personne n’est obligé de me dire «oui, papa», et il n’y a plus de nez à moucher. Je me sens vieux et dépassé, mais à quoi bon sombrer dans la neurasthénie? Mieux vaut prendre la chose du bon côté et te souhaiter la bienvenue dans les rangs des grandes personnes. Je suis sûr que tu te plairas dans notre petit club. Comme tu t’en es sans doute déjà aperçue, ce monde adulte dans lequel tu viens d’entrer est un monde extrêmement distingué, peuplé de créatures pleines de bon sens, de maturité et de bonté – ainsi que la date inscrite sur leurs bulletins de naissance le prouve sans conteste. Ce que tu n’as peut-être pas encore remarqué, c’est que ces adultes sont tous vachement indépendants et qu’ils mènent leur barque tout seuls, n’ayant à compter sur les autres que pour le gîte, le couvert, l’habillement, la sécurité, le bonheur, l’amour, la vie et les cartes postales. Tu découvriras aussi sous peu que la différence principale (certains cyniques disent même que c’est la seule) entre un enfant et un adulte est que l’enfant est obligé de grandir par la force des choses, alors que l’adulte peut toujours s’en dispenser. Pourquoi grandirait-il, hein? Grand, il l’est déjà. Que veux-tu qu’il fasse de plus? Qu’il essaie d’égaler Dieu? Oui, tu seras ravie d’appartenir à notre petit club.»


Dashiell Hammett, La mort, c'est pour les poires,
correspondance traduite par Natalie Beunat, Allia