lundi 21 février 2011

Nanterre, le PC et moi


À douze ans, à la bibliothèque municipale, je réclamais des «Signes de piste». L’une des bibliothécaires (toutes inscrites au parti, selon la rumeur), genre dame à tricoter des pulls, m’a répondu d’une voix douce, maternelle, franchement désolée: «Nous n’en avons pas beaucoup…»
À seize ans, j’avais grandi. J’ai voulu lire des pièces de Bertolt Brecht. Je savais chercher dans la bibliothèque désormais sans demander aux dames bibliothécaires. Cette fois il n’y eut pas de problème: elles avaient le théâtre complet. J’ai tout lu. Mon éducation marxiste, en gros, s’est arrêtée là.

À Nanterre l’affichage était la grande affaire.
On avait l’impression que les employés municipaux étaient exclusivement payés pour gratter les murs, ou pour recouvrir avec les affiches du Parti les affiches de toute autre opinion, et surtout si cette opinion était de gauche. Une affiche politique qui n’était pas du PCF avait une durée de vie qui n’excédait pas vingt-quatre heures. (Mais en période électorale, les affiches de tous les partis apposées sur les panneaux officiels étaient rigoureusement respectées. Aujourd’hui ces affiches sont souvent maculées — par vandalisme gratuit.)

L’affichage politique à Nanterre a évolué, il a suivi les tribulations de la politique en France.
Avant mai 68, le combat est gagné d’avance contre les affichettes timides, collées en catimini, de l’UNR (le parti gaulliste). Après mai, la lutte est devenue intense, plus difficile et plus virulente, contre les affichettes des gauchistes, très nombreuses, plus anarchiquement réparties, mais qu’il fallait bien plus que les affiches de la droite masquer le plus vite possible, à tout prix. Combat de Sisyphe, les gauchistes étaient nombreux, divers, actifs, tenaces, et sans arrêt leurs affiches réapparaissaient, en des endroits les plus improbables, car ils étaient plus jeunes et plus vifs que leurs adversaires vieillissants. Et il fallait recommencer à gratter, à masquer, à recouvrir, à coller et recoller. Mais nos employés municipaux avaient encore un semblant d’énergie. Celle-ci s’éroda peu à peu en même temps que les scores aux élections et les cotisations au Parti.
Enfin il y eut le jour terrible, dans les années quatre-vingt, ou au début des années quatre-vingt-dix, le jour où je découvris ahuri, éberlué, une affiche du Front national qui n’avait pas été recouverte. Les employés étaient débordés ou ils avaient perdu la foi, en tout cas, ils ne pouvaient plus suivre le rythme de l’affichage sauvage. Je compris ce jour-là que c’était la fin d’une époque.

Je terminerai pas deux anecdotes qui sont restées bien gravées dans ma mémoire.
Georgette Gorse, réputée ancienne secrétaire de Maurice Thorez, grande amie de ma mère, tenait le café d’en face. Au premier étage, sur un mur aveugle elle avait eu l’idée d’accueillir un grand panneau publicitaire 3X4 mètres, ce qui était assez saugrenu car la rue était étroite et il n’y avait pas beaucoup de recul pour le lire, sauf pour nous de la fenêtre de la chambre de mes parents, d’où nous ne voyions que cette immense affiche qui avait remplacée un mur lépreux. Aux élections présidentielles de 1965 on vit un matin apparaître le visage immense du général de Gaulle dans toute sa majesté — et sa morgue. Cela généra des débats toute la matinée sur les trottoirs de la rue Henri-Barbusse. Georgette entra dans une fureur si bien que la grande affiche ne resta en place que quelques heures. Elle ordonna aux publicitaires de la remplacer au plus vite par la réclame d’une marque de lessive.

Un matin de 1977 ou 1978, les habitants du vieux centre furent stupéfaits, sidérés. Toutes les plaques de la rue Maurice-Thorez — la rue principale, l’ancienne rue du Chemin-de-Fer, rebaptisée ainsi après la mort du glorieux «fils du peuple» — avaient été recouvertes pendant la nuit d’affichettes du même format, imitant parfaitement les couleurs bleues et vertes des plaques de rues, sur lesquelles on lisait l’inadmissible: «Rue Alexandre-Soljenitsyne». Et ce fut un amusement toute la matinée pour les badauds d’observer tous les employés municipaux mobilisés, perchés sur leurs escabeaux, munis de truelles grattantes adéquates, qui faisaient disparaître tout le long de la rue, au plus vite, les traces de cet attentat inédit. Quel travail!

À quatorze ans mon frère croyait que le mot «communiste» voulait dire «employé de la commune». Je dus lui expliquer qu’il y avait en France des communes où les employés municipaux n’étaient pas communistes.

L’avenue Joseph-Staline a été rebaptisée avenue Lénine en 1961.

vendredi 18 février 2011

Notre mère

«Notre mère, à laquelle nous pensons sans cesse depuis qu’elle nous a quittés, qui est présente en nous à tous les moments de notre vie, nous ne doutions pas de faire beaucoup pour elle, quand elle ne fut plus que cette vieille femme lourde, tourmentante et tourmentée, si nous lui donnions un mois de nos vacances. Nous n’aurions pas voulu vivre avec elle, et nous le lui laissions entendre; et si nous y avions été contraints, ce n’eût pas été sans gémir. Maintenant, si elle revenait, comme elle revient quelquefois la nuit dans mes songes, je serais de nouveau l’enfant assis sur un tabouret tout contre sa robe, et il me semble que le jour serait trop court, que je n’épuiserais pas le simple bonheur de la regarder.»
François Mauriac


mardi 15 février 2011

La joie de vivre


C’est un de ces moments d’exception au cours desquels la vie semble facile et permanente. On a la certitude savoureuse de retrouver intact le lendemain ce qui fait la félicité d’aujourd’hui. On oublie que chaque minute érosionne et que tout glisse, tout bascule, tout se modifie insensiblement mais définitivement. Oui, tout: la gueule des gens et celle des rues, la gueule du monde! Les âmes, les corps, les minéraux, les mers, les astres, tout fout le camp vers les abîmes, comme un torrent de pourriture plus pourrie, plus sanieuse, plus pestilentielle le lendemain que la veille! Déroute affreuse! Démantèlement profond! Lave horrible de l’univers qui coule, foutraille épaissie, aux flans du néant! Crevure persévérante! Agonie purulent! Fin qui n’en finit pas et qui pourtant un jour finit! L’aurons-nous assez charriée, misère de mes os, cette merdeuse dégradation de nous-mêmes! Coltinée avec une rare extase, comme une bannière dont la hampe serait un épieu qui s’enfonce dans notre nombril!
Gloire à Dieu! Vive Boussac! Amenez-moi des gonzesses et faites monter du vin frais!

San Antonio