vendredi 30 novembre 2012

Signes de main



Madame Deuxpieds a eu deux enfants avec un homme qui ensuite a disparu —  est parti. Puis, en Algérie, sans se marier («Mais c’était rare à l’époque d’avoir des enfants sans se marier?»; elle esquive ma question d’un revers de main), elle a eu cinq autres enfants avec un Arabe. Quand «cela a commencé à aller mal» on lui a fait comprendre qu’il fallait «rentrer» et elle est revenue en France avec ses enfants. Si je calcule bien elle avait trente ans en 1962.
«Et le père de vos enfants?»
Elle passe le plat de la main devant sa gorge.
«Oui, oui, dit-elle en hochant la tête de la façon si caractéristique qu’elle a pour bien souligner ses affirmations, oui, oui, vous comprenez, il était du côté des Français…»
Elle a élevé seule ses sept enfants.
«Ma mère m’avait appris. Chez nous c’était marche ou crève.»

(Le bras droit de ma mère ne remarche toujours pas. Un jour, on s'éveille, quelque chose ne marche plus, on y porte à peine attention; quelques mois passent, on se rend compte que c'est fini, cela ne marchera plus jamais.)

mercredi 28 novembre 2012

Ascèse


Vieux Puteaux. Pas de client (nous sommes deux à déjeuner). Pas de chauffage. Pas trop de choix: au menu deux plats. Mais pas de deuxième plat aujourd’hui. Pas de vin, on peut avoir du thé et il y a des canettes de coca ou de perrier. Pas de fromage. Pas de dessert.
Pas de musique.

mardi 27 novembre 2012

La longue chronique des jours

Idem.

Mâles en automne


Une fourgonnette surgit, freine brusquement, stationne à l’angle. Elle est jaunâtre, avec ces bandes de rayures rouge et blanche qui signalent l’entreprise de travaux plus ou moins publics. Des hommes en descendent, une dizaine, qui étaient entassés à l’arrière. Ils sont jeunes, ils sont beaux, sexys comme des pompiers, à plaire à telle ou telle de mes amies. Ils sont tous habillés de la même combinaison de travail, et, par-dessus, ils ont revêtu un mince gilet jaune fluo afin qu’on les repère de loin. Ils tiennent tous leur bite à la main. Ces bites grosses, noirâtres, gluantes, serpentines, molles, obscènes, ils les exhibent à la vue de tous. Ils comparent, ils mesurent, chacun touche celle de l’autre pour vérifier si elle est plus longue ou plus souple que la sienne. Ils jouent avec, l’agite en tout sens ; ils rient, fiers de leur virilité, heureux comme des hommes. Puis ils se séparent, et chacun s’en va par la nature ; ils vont s’égayer dans les rues voisines, les avenues, les ruelles, les parcs, ils vont, pour éprouver leur jeune puissance, souffler sur les feuilles mortes.


lundi 26 novembre 2012

Albatros mal en point



Le bras droit de maman ne fonctionne plus ce soir. Elle a commencé à manger avec sa main gauche. Elle en mettait la moitié sur sa serviette, ou sa robe, ou par terre à côté. Viande hachée, pois cassés. L’infirmier est venu. Il a constaté qu’elle serrait bien fort sa main, qu’elle bougeait l’avant-bras et est reparti sans plus d’inquiétude. Je lui ai donné à la cuiller la petite moitié de l’assiette qu’elle a avalée de plus ou moins bon gré, puis une petite barquette de semoule au café. Madame Deuxpieds a dit que jamais elle n’accepterait qu’on la nourrisse ainsi.
«Vous mourriez de faim alors ?
— Oui. Crever! c’est ce que je veux.» 
Ma mère a essayé de lever successivement ses deux bras, comme si elle s’apprêtait à s’envoler, le gauche marche normalement, le second reste collé  contre sa poitrine.
On verra demain.

dimanche 25 novembre 2012

Deux femmes mystérieuses

Coïncidence, cohérence, et pourtant je ne pars jamais à la même minute, ce n’est pas mon genre, chaque dimanche matin je les découvre qui marchent devant moi dans l’avenue du maréchal Leclerc. Cette avenue, le dimanche, autour de neuf heures du matin, est très déserte. L’une, la plus petite, a les cheveux gris ou blanc, l’autre doit être bien plus jeune, plus grande, plus fine, elle a une chevelure rousse, et des jambes comme des allumettes. Elles sont toujours habillées de la même façon, pas élégantes, pas “classe”. Elles se donnent toujours le bras, serrées l’une contre l’autre. Je me suis demandé si c’étaient deux amies, la mère et la fille (le mari allant dans un café jouer au PMU), deux religieuses qui vivraient dans une hlm, formant une minuscule communauté avec deux ou trois autres, ou alors deux anges inconnus de tous, qui ne sont pas de notre Terre. Je fais un peu le stalker bienveillant, parce qu’elles ne marchent pas vite et que je suis obligé de ralentir mon allure pour ne pas les dépasser. Je ne les ai jamais vues de face. 




Je serais incapable de les reconnaître. Toujours elles prennent le même chemin. Il y a d’autres églises et d’autres cérémonies, à d’autres heures, plus proches de notre quartier que la cathédrale et sa messe de neuf heures. Mais justement cette messe est tôt, pratique si l’on a à faire après, cette messe est la seule qui est en grégorien, et cette messe a lieu dans un des plus beaux monuments de France. Je ne les ai jamais vues de face et, dans la cathédrale, jamais je ne m’aviserais de m’asseoir intentionnellement près d’elles. Elles sont très pieuses, avec un peu d’ostentation : agenouillements, etc. À la sortie elles repartent comme elles sont venues. Elles n’adressent jamais la parole à personne. Je les suis rarement alors. La filature de neuf heures est fortuite, celle de dix heures serait délibérée, et donc malvenue. Cependant il m’est arrivé, une des rares fois où je rentre aussitôt, de les retrouver le long du chemin. Au retour toujours elles prennent l’avenue du maréchal Patton, laquelle, à partir de la place Jeanne-d’Arc, s’écarte progressivement de l’avenue du maréchal Leclerc. J’en déduis logiquement qu’elles habitent pas loin de chez nous, entre les deux avenues. J’ai imaginé que c’était parce qu’elles allaient acheter leur pain à la boulangerie qui est à l’angle de notre rue qu’elles prenaient ce chemin au retour, mais ce n’est pas cela. Elles continuent tout droit. Je ne les jamais suivies jusqu’à chez elles. Et je ne les ai jamais croisées dans le quartier un autre jour de la semaine.

samedi 24 novembre 2012

Babygro

Un des rares hommes, tout recroquevillé, qui ressemble au vieillard libidineux de Benny Hill, est habillé d’un pyjama d’une seule pièce, blanc, parsemé de fleurs des champs de toutes les couleurs. L’aide-soignante se penche vers lui, le cajole, lui prend la main. Il est résigné et obéissant. Ils partent tous les deux à pas comptés vers sa chambre.

Maman a encore un peu de mémoire. Hier elle se souvenait que la veille au soir je dînais à Paris avec des amis ; et elle reste ma mère: elle m’a demandé si je n’étais pas rentré trop tard.

Maman ne perd pas le nord. Je lui dis que ma fille passe le week-end à Luzarches : « C’est en Seine-et-Oise ça ? »

Maman reste lucide. Je pousse son fauteuil roulant dans le couloir pour l’emmener dans sa chambre. Une femme nous bloque avec son fauteuil roulant stationné en travers. Elle voit qu’on arrive et au lieu de se garer elle fait exprès de rester en plein milieu pour nous empêcher de passer. C’est celle qui ne parle pas et qui relève sa chemise jusqu’au ventre pour exhiber ses couches (« protections », appelle-t-on cela ici). Je dis à ma mère qu’elle n’est pas très normale.
Ma mère me répond  : « Tu sais, ici, il n’y a pas beaucoup de normaux. »
(Pour me démolir il n'y a pas mieux comme réponse.)

jeudi 22 novembre 2012

Deux cents ans

Madame Deuxpieds s’appelle Paulette.
«On m’a appelé Paulette parce qu’on a cru que ma mère allait mourir ma naissance. Elle n’est pas morte mais je m’appelle Paulette quand même. Je suis née en 32 et je suis toujours là. Une gitane a prédit que je vivrai cent ans et plus. Peut-être deux cents? Elle a dit “plus”, elle ne m’a pas dit combien d’années en plus.»
Maman était seule dans sa chambre. Paulette donc est venue pour parler, pour nous divertir. C’est bien la première fois que cela arrive dans ce lieu où chacune est dans son monde, immergée, engloutie en soi-même, isolée dans sa douleur ou dans ses souvenirs, muette, ignorant les autres proches et le cours d’un monde extérieur qui n’existe plus.

mardi 20 novembre 2012

Dormir seul


Hier soir. Madame Deuxpieds raconte aussi qu’elle ne savait pas pourquoi l’on donnait des doudous aux enfants avant qu’ils s’endorment, et que maintenant elle a compris. Une peluche dans son lit permet d’avoir chaud et de ne pas se sentir seule, on se blottit contre elle. Elle dit cela à la cantonade, avec un ton posé et sérieux.

Dormir seul, dormir avec quelqu’un, dormir seul quand on vieillit, je ne sais quoi dire. D’autant que, vu ma situation…
Quelqu’un (n’importe qui?) près de soi diminue les angoisses, peut-être, pour ceux qui ont besoin d'être rassurés. Beaucoup de vieillards, comme beaucoup d’enfants, ne peuvent s’endormir qu’avec une veilleuse allumée…
Quand mes grands-parents ont déménagé peu après ma naissance, ils avaient la cinquantaine, ils ont installé deux chambres, chacun la sienne. L'on montait un escalier droit, étroit. Arrivé sur le palier, à gauche la chambre de mon grand-père, où je ne pénétrais presque jamais, à droite celle de ma grand-mère, où, avant mes huit ans, je dormais dans un lit-cage. Je ne les ai jamais vu dormir ensemble. (Mon grand-père avait une maîtresse: ceci explique cela?)


Le lapin

Madame Deuxpieds hier soir:
«Je ne mange jamais de viande.
— Et pourquoi?
— Depuis que j’ai vu ma grand-mère laisser mourir lentement, exprès, un lapin qui hurlait de douleur.
— Il y a longtemps?
— Oui, j’avais huit ans, c’était pendant la guerre. C’est pour cela qu’ici j’ai droit à deux parts de dessert.» (Cette dernière phrase dite avec une sorte de gourmandise dans la voix et un regard qui pétille à l’idée du plaisir futur.)

Ma grand-mère arrachait un œil du lapin avec un couteau pointu puis elle le tenait en l’air par les oreilles, le laissant hurler, attendant que le sang s’écoule lentement jusqu’à ce que la mort arrive. Cela durait une bonne minute. Il paraît qu’il n’en était que meilleur à manger. J’ai un film super-huit. On voit ma mère se boucher les oreilles et se détourner de la scène avec un rictus. Puis elle engueule sa belle-mère, scandalisée. Le film est muet, on ne sait pas ce qu’elle crie.

dimanche 18 novembre 2012

Hôtel-Dieu


Madame Detrait a sept enfants. Elles ne les voient jamais. Cela fait tellement longtemps qu’elle n’a plus de nouvelles qu’elle ne sait même pas si elle a des petits-enfants. Elle est la plus vivante, qui bouge, qui marche, qui parle normalement, qui suit les conversations. Madame Detrait est maligne, elle aide les aides-soignantes à débarrasser les tables après le repas afin d’avoir son tilleul avant les autres. Puis elle prend l’ascenseur pour aller respirer dehors en chemise de nuit.
Chaque soir je lui dis « à demain », elle me répond « à deux pieds ».

Cette après-midi maman a participé à l’activité « jus de fruit », elle a épluché des pommes. Je le sais parce que l’infirmière me l’a dit. Ma mère ne se souvenait de rien. Je l’ai remmenée dans sa chambre. Elle a pleuré de me voir partir — ce qui ne lui arrive jamais.

mercredi 14 novembre 2012

Un vers

À Génissac, un jour, ils m’ont fait une farce.
Un jour, donc, un midi, j’ai ouvert ma noix, une de mes noix, car nous mangions beaucoup de noix, en général sur une tranche de gros pain difficile à couper (mais c’est une autre histoire…), nappée d’une couche d’un centimètre au moins de confiture maison (là aussi, la confiture est une autre histoire…) dans laquelle nous fichions nos noix ; j’ai donc ouvert ma noix (le point virgule est copié sur Alexandre Dumas) ; donc j’ai ouvert ma noix, avec la pointe du couteau introduite entre les deux coques dans la partie de la noix où l’on peut l’introduire, car de l’autre côté, on le sait, si l’on a bien observé les noix, l’on ne peut rien introduire du tout, ni même la pointe d’un couteau ; et les deux coques se sont séparées.
Et alors j’ai crié : « Il y a un gros vers dans ma noix. »
Tout le monde s’est moqué de moi autour de la table.
Ils m’avaient fait une farce : ils avaient ouvert une noix, avaient mis dedans un préservatif, et avaient recollé la noix.
Je ne savais pas à quoi ressemblait un préservatif. 

(À partir de cette anecdote j'ai écrit une histoire, que je mettrai peut-être en ligne — une autre fois.)

mardi 13 novembre 2012

Baiser


Pour bien voyager apprenons les coutumes :
  
Dans la majorité des régions de France, on pratique 2 bises, en commençant généralement par la joue droite.
Dans l’est de la France et une partie de la Provence, on pratique 2 bises en commençant généralement par la joue gauche.
Dans la région de Brest, il est de coutume de ne faire qu’une bise.
Dans le Massif central, les départements de la Drôme, l’Hérault, le Gard, en Vaucluse, dans la région d’Arles et les Hautes-Alpes, on pratique généralement 3 bises.
En Poitou, on pratique généralement une seule bise.
Dans le Bassin parisien, en Normandie, en Champagne, le Centre et les Pays de la Loire, on pratique 2 ou 4 bises, en commençant généralement par la joue droite.
Au Luxembourg et en Suisse romande on pratique généralement 3 bises.
En Belgique francophone, on pratique généralement une seule bise mais le nombre varie selon l’endroit. Ainsi, par exemple, à Charleroi, c’est trois, à Tournai, c’est quatre, à Namur, c’est deux.
Au Québec, où la pratique ne s’est généralisée que depuis quelques décennies, on donne 2 ou parfois 3 bises en commençant par la joue gauche tout en se serrant la main droite.
En Serbie, le nombre de bises doit être impair. La seule exception est lors des événements tristes, notamment les funérailles, où le nombre de baisers est alors pair.
En Allemagne, on fait souvent 2 bises aux amis ou aux personnes que l’on connaît. Parfois seulement une ou trois.


Mais méfions-nous des dangers:

Avec la langue, un échange d’environ 250 types de bactéries et d’éventuels virus se produit, et il y a donc un risque de carie dentaire (risque pratiquement inexistant, l’endommagement de l'émail se faisant sur le long terme), de méningite, de mononucléose infectieuse ou d’herpès buccal qui peut, par la suite, se transmettre aux organes sexuels.



A. Boyer: Le Baiser du gaulois (1900)

Toutefois ça peut faire du bien: 

Le baiser permet de réduire les niveaux de cortisol, l'hormone de stress et d’augmenter la production d'hormone de liaison, l'ocytocine. (Wikipedia)  

«Il a tourné sa langue sept fois dans ma bouche avant de me parler d’amour.» (Prévert)


Utilité du blog

Je comprends ça, je comprends tout, j’excuse trop tout, et encore une contrariété, et V me dirait qu’est-ce que tu en as à faire, et je sens que je vais exploser, et je ne vais pas exploser, et pourquoi se mettre dans des états pareils, qu’est-ce que j'en ai à faire que machin déconne et

dimanche 4 novembre 2012

Inscriptions


«Scavés vous bien comment elle a gardé son cœur. C’est qu’on n’a pas tasché de s’en rendre vainqueur.
Comme à la guerre en amour, il faut veiller nuit et jour.
Si l’on n’ayme pas trop, on n’ayme pas assés.
Les noises des amans augmentent leur amour.
Le pouvoir de mal faire en oste le désir.
Il est doux de vivre en aymant.
Plus de solidité que d’éclat.
La cause en est cachée.
Morir per no morir.»

jeudi 1 novembre 2012

À la messe

«Que m’importe un paysage que des yeux aimés n’ont pas reflété.»
François Mauriac