mardi 17 décembre 2013

Mon professeur



Je ne sais même pas s’il savait mon nom, je crois que je n’ai été pour lui qu’une vague silhouette au fond de la classe. Il remarqua la première vraie dissertation de ma vie, comme la dernière : ce furent les seules.
Cette première dissertation portait sur la vitesse. Je lui pondais un brouillon romantique à partir de la mort de James Dean (que longtemps je m’obstinais à prononcer Déan), avec comme citation «il faut vivre vite la mort vient tôt»; ce à quoi M. Oriou répondit que les Grecs disaient déjà : «Ceux que les dieux aiment meurent jeunes.» Je l’avais aussi parsemée de citations qui n’avaient rien à voir, mais qui circulaient vaguement dans mon jeune cerveau qui cherchait à sortir de sa chrysalide. Lui, il aurait voulu que l’on parle du travail à la chaîne dans les usines, qui permettait de sortir des centaines de boîtes de conserve à l’heure. C’était aussi cela la vitesse.
La dernière dissertation de ma vie fut la dernière de la classe de terminale, juste avant le bac. Je ne me souviens plus du sujet de cette dissertation, mais je sais que ce fut une des rares fois dans ma vie où je me suis libéré, où j’ai écrit avec légèreté, sans désir de bien faire ni de suivre les règles. Mais j’avais changé depuis mon année de seconde. Cela est bien banal de dire qu’à ces âges la vie va vite, et d’autant plus vite que nous étions dans les années soixante. Je sais que j’y parlai de Picasso, j’y avais fourré force citations mais mieux venues, pertinentes. J’eus de loin la meilleure note et les commentaires très élogieux de M. Oriou.
Mais il y eut un petit incident. Au moment où il rendait les copies et où il me félicitait, moi qui avais rédigé la meilleure dissertation, qui était enfin le premier de la classe, certainement à son grand étonnement ; je dormais sur la table, la tête posé contre mon coude replié. Sa réaction fut exemplaire, je l’ai retenue : «Je sais que le sommeil est une opinion mais tout de même !»
J’avais vainement attendu d’être remarqué les trois années précédentes. Et ce jour-là je dormais. Trente ans après j’en éprouve encore une sorte de remords, d’avoir, même involontairement, même très peu, blessé cet homme que j’admirais et qui m’a tant apporté dans ma vie, qui a fait un peu ce que je suis devenu. J’aurais aimé être un peu aimé de lui. J’aurais aimé qu’il m’estime un peu. Un peu.

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