mardi 27 janvier 2015

En toute discrétion


 

Les yeux dans le lait


D’abord ce fut une lisière de jour ; un œil qui s’ouvre et qui aperçoit un rideau qui flotte. Ça sentait l’iode. Pourquoi bon sang la fenêtre s’était-elle ouverte, et quelle était cette ombre qui bourdonnait ? Cette abeille-là, narquoise et dansante, en quelle saison sommes-nous ? est-ce cela donc l’épanchement du songe dans la vie réelle ?
« Allez mon bonhomme, il est temps de te lever.
Mais ma puce, laisse-moi encore un peu.
Puce, puce, secoue-toi les les puces, debout, charogne ! »
Dans la grande cuisine il la retrouva accoudée devant un grand bol de café blanchâtre et huileux. Elle trempait ses énormes tartines de beurre orange avant de les arracher à pleine mâchoire. Elle exhibait sans pudeur des gencives violettes pendant que la mie imbibée dégoulinait le long du menton et sur le rebord de la table. Il se tassa dans un angle, il attendit un peu avant de chercher à rejoindre à pas timides le petit percolateur qui était au-dessus de l’évier.
« Prends pas de café ça te fait du mal.
Ah bon, dernière nouvelle. Mais pourquoi tu dis ça ? »
Il posa la pointe de ses fesses de si maladroite façon sur la pointe du banc qu’il le déséquilibra et manqua de se retrouver les quatre fers en l’air.
« T’as rêvé cette nuit.
Ah, oui ? euh, sûrement.
Tu parles en dormant.
Hum, oui, peut-être, enfin, je suppose que ça m’arrive, comme à tout le monde n’est-ce pas ?
Non, ça ne m’arrive jamais, pas à moi. »
Elle le scrutait d’un regard perçant, louche, vicieux, par en dessous et en biais.
« Tu t’es levée du mauvais pied.
J’vais t’en foutre des pieds mon salaud. Tu peux m’expliquer, écoute bien : Aurélia, ça ne te dit rien.
Euh…
– Chipote pas hein, moi ça me dit.
Mais explique-toi qu’est-ce qu’il y a. Tu pouvais pas me laisser dormir, qu’est ce que j’étais bien dans mes plumes.
Non, je ne pouvais pas ; et d’abord j’en ai marre de ta flemme ! maintenant tu vas te lever, ah, tu vas voir si tu vas te lever, tous les jours tu vas te lever, chaque matin, en fanfare tu vas t’extirper, je t’en foutrais moi de la couette chaude.
Oui, enfin, c’est comme tu veux. Et alors, cette Aurélia, qu’est-ce qu’elle a fait.
– Tu connais pas d’Aurélia. T’es sûr que c’est pas ta greluche au bureau ?
Non, personne. Tu sais bien qu’il n’y a pas d’Aurélia dans la boîte, je ne vois pas, et pourquoi tu me jettes à la figure ce nom d’Aurélia ?
C’est moi qui pose les questions. T’as été à la plage hier ?
Non.
T’es rentré tard. Et pourtant tu vois pas ?
Mais non ma biche, je t’assure.
Biche ! tu sais mon dégueu, tu sais ce qui s’est passé ? Quand j’y pense… bien entendu, non, tu peux pas savoir. Je me marre. »
Elle éclatait de rire en postillonnant sur la table des morceaux entiers de pain mastiqués mêlés de café au lait, des boulettes de beurre et de mie à moitié digérées. À la surface du liquide flottaient plein de miettes parmi les auréoles d’or du beurre fondu.
« Mais t’es un peu sale ce matin.
Oui, et dorénavant ça sera comme ça, tu vas découvrir ma vraie nature. »
Sa chevelure commençait à lui voleter dans les yeux, autour de ses grandes oreilles, parfois c’était comme si elle était aspirée par le plafond.
« Mon coco tu parles dans ton sommeil.
Oui tu l’as déjà dit.
Non j’ai rien dit, mais t’es trop bête pour deviner. Tu sais que nous les femmes on a un sixième sens, des antennes, là comme ça. » Elle faisait le geste de montrer qu’elle avait des oreilles d’âne.
Il commençait à s’éveiller, il allait un peu mieux et il envisagea une réplique ferme. Il fallait reprendre du poil de la bête et ne pas se laisser enferrer dans ce discours crétin. Il détacha les syllabes :
« Tu commences à m’énerver.
– Et c’est pas fini, sale ignoble, sale mec, crasspec, pouacre. »
Elle cracha sur la table une énorme bouillie indistincte.
« T’es de moins en moins propre.
Attends, tu vas pas en revenir de la merde que je vais foutre, tu vas te la bouffer jusqu’à l’œsophage, jusqu’au fond des boyaux, t’en auras plein les tripes.
Mon chou.
Quand tu rêves tu rêves d’Aurélia.
Ah !
Tu lui parles. Tu sais comment je m’appelle, tu ne t’en souviens même plus. Tu as déjà rêvé de moi ? je n’existe pas dans tes rêves, je le sais bien.
Il se leva, il fit quelques pas, s’arrêta soudain ; il voulait prendre le contrôle de la conversation, il respira bien fort, une longue aspiration en regardant à travers la vitre les roses trémières alignées le long du mur de leur jardinet.
« Ça suffit, reprends ton calme et explique-toi, ma chérie.
Me donne plus de nom d’oiseau ni de noms d’oiseau ni de noms de microbes, c’est fini. Tu sais ce que tu dis en rêve, non, eh bien voilà, ouvre tes oreilles, non assieds-toi d’abord, tu vas encore te casser la gueule. Quand tu rêves tu susurres, tu mijores : “Aurélia oui oui Aurélia”. »
Et elle y mettait le ton, à plaisir.
« Moi, j’ai dit ça ?
– “Aurélia oui oui Aurélia”. »
Elle agitait avec fureur ces deux battoirs, ses friselis volaient autour de sa tête puis au loin, dans toute la pièce, enfin ce fut le grand bol qui fut projeté sur le sol avec un bruit d’hélicoptère, les miettes et les yeux dorés du lait étaient répandus sur le carrelage dans un étang jaune pâle. Les yeux, écarquillés par la curiosité, intrigués, observaient la scène de famille. Maintenant quelqu’un n’allait pas manquer de glisser. Ça finirait peut-être en drame. Une petite fourmi s’approcha, à pas comptés, craintive, elle devait s’être tapie à guetter l’incident prévisible derrière le tuyau du radiateur.
Il cherchait dans sa mémoire, non, aucun souvenir, jamais au cours de sa vie, même à l’école maternelle, il n’avait croisé d’Aurélia.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire