lundi 5 septembre 2016

Comment ne pas voyager

(écrit il y a un an)


J’avais promis un article à notre honorable rédacteur en chef le mois dernier, que je n’ai pas écrit. Voici pourquoi.
En ce début du mois de septembre, il faisait un temps radieux, si radieux que je me décidais à accomplir une promesse que je m’étais faite à moi-même et qu’il fallait accomplir vite, car les années filent, même si certains le nient, et les jambes, répondent de moins en moins. Et passent de moins en moins les douleurs, les bobos, les arthrites, les signes avant-coureur,  qui sont promesses de déambulateur, de chaise roulante, de maison de retraite, d’immobilité définitive. En tout cas qui nous promettent de ne plus trop courir les chemins de grandes ou de petites randonnées.
Donc j’étais résolu à partir à pied tant que je pouvais encore le faire.
Il fallut d’abord acheter un guide. Je ne tairai pas le nom de ce guide, d’autant que je le recommande car il est très bien fait, il s’agit d’une collection dont le titre nous fait hésiter au départ : ce guide est celui de la collection Miamiam Dodo — un titre comme ça ne s’invente pas ! Puis il fallut dresser une liste, suivre une « check list » bien établie, lui obéir méthodiquement, sans en sauter une ligne, ce sont les détails les plus simples qui importent le plus. Donc aller dans la grande surface, dont je tairai le nom, se procurer les affaires nécessaires, chaussures, sac à dos (attention au piège : trop petit vous n’y mettrez pas grand-chose, trop grand, il faudra se le coltiner le long du parcours, ça pèse aux épaules), cape de pluie, chaussettes sans couture, pommade pour les pieds enflés, brûlés, arrachés, cloqués, meurtris, et les mollets raidis… Et faut-il emporter sa tente ? en septembre ? bref, une multitude de petites questions auxquelles il ne faut pas manquer de répondre judicieusement.
Faire son check-up aussi : comment va la petite santé ? Avant le départ, des semaines avant, voire des mois avant le départ, il a fallu s’entraîner, et après recommencer une fois les nouvelles chaussures achetées, car comment marche-t-on avec ses nouvelles chaussures ? elles doivent s’assouplir, s’élargir, s’adapter aux pieds fragiles, se « faire ».
Et puis à l’aide du Miamiam Dodo, téléphoner aux hôtels, gîtes d’étape, campings avec mobil-home. On ne peut plus partir à l’aventure. Plus il y a de chemins aménagés, moins il y a de chemins « libres » ; à vrai dire, il n’y en n’a plus. Plus il y a de randonneurs moins on est autorisé à faire du camping sauvage. À vrai dire, je crois que c’est interdit partout en France désormais. Il n’y a qu’au-dessus de 2500 mètres d’altitude, au bord d’un torrent de montagne, que l’on est à peu près assuré qu’il n’y aura pas un garde champêtre qui viendra vous réveiller en vous tirant par les pieds au milieu de la nuit. Et en suivant le guide, bien lire les chemins, les cartes, parce que, d’une part, on l’a dit, il n’est plus possible d’emprunter des chemins hors des chemins balisés, d’autre part, à pied, si vous vous égarez et que vous devez rebrousser chemin et faire ne serait-ce que cinq kilomètres de plus, ou si le soir après trente kilomètres de marche, épuisé, vous vous rendez compte que le seul endroit où dormir est à dix kilomètres de là, c’est bien embêtant, bien plus embêtant que lorsque, en automobile, l’on a raté la sortie à une bretelle d’autoroute. Donc partir à l’aventure, c’est ne pas partir à l’aventure.
Mais il faisait si beau, il y avait la promesse d’un si chaud automne, nous fréquentions encore les plages, nous nous immergions encore dans la mer de Bretagne pas si froide, que nous décidâmes de retarder le grand départ et d’aller à la découverte de là où la terre finit, le Finistère.
Un jour à l’île de Sein, deux kilomètres de long sur moins d’un de large, pas un arbre, de la belle lumière et du vent, trois monuments en mémoire des fameux héros qui rejoignirent de Gaulle aux toutes premières heures, un ou deux petits cafés, un grand phare noir et blanc, et au-delà, la « chaussée de Sein », ce prolongement de l’île loin en mer, sous forme de récifs, d’écueils traitres, avec, tout au bout, sentinelle isolée, le célèbre, le mythique phare Ar Men.
Un jour, la rivière Odet, qualifiée par beaucoup, et c’est dit-on Zola qui le dit le premier, de « plus belle rivière » de France. Mettons. Elle sillonne charmante entre des bois touffus, à travers lesquels par place une trouée permet d’apercevoir des belles demeures néogothiques bâties par les riches Quimpérois.
Un jour, pour finir, le plus beau jour, l’archipel des Glénan (sans « s » à Glénan), à quelques encablures de la côte, tout une farandole d’îles disposées en cercle, bien découpées, avec plages et caps pittoresques, landes, tapis de fleurs inconnues. Par un temps superbe. De Sein, des Glénan, de cette semaine de début septembre, je retiens surtout la lumière.
Je suis rentré, prêt à partir à pied — enfin ! Mais le temps avait changé. Je me suis assis devant le poste de télévision à écouter heure par heure les prévisions météorologiques des jours suivants. Je me suis assis devant la fenêtre à observer les gouttes qui glissaient lentement sur la vitre.
Nous n’irons pas par les chemins, ni sur les traces de Flaubert, ni sur celles de Stevenson, ni non plus à la suite des pèlerins de Compostelle, nous rentrerons dans nos pénates, au chaud, à guetter les tempêtes d’ouest, à surveiller les frimas devant notre cheminée, nous attendrons la nuit qui tombe tôt, un livre ou un chat sur les genoux, nous verrons à la télévision la nouvelle intifada en Israël, les attentats en Turquie, ou les embouteillages monstrueux sur le périphérique parisien, ou encore la dernière petite phrase de nos hommes politiques, nous resterons reclus à attendre les beaux jours, à moins que…