lundi 16 octobre 2017

Amsterdam, août 1941

« Chaque jour, chaque nuit, il meurt nombre de ces garçons pleins de vitalité, qui promettaient tant. Je ne sais comment réagir. Avec toutes ces souffrances autour de soi, on en vient à avoir honte d’accorder tant d’importance à soi-même et à ses états d’âme. Mais il faut continuer à s’accorder de l’importance, rester son propre centre d’intérêt, tirer au clair ses rapports avec tous les événements de ce monde, ne fermer les yeux devant rien, il faut «s’expliquer» avec cette époque terrible et tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie ou de mort qu’elle vous pose. Et peut-être trouvera-t-on une réponse à quelques-unes de ces questions, non seulement pour soi-même mais pour d’autres aussi. Je n’y puis rien si je vis. J’ai le devoir d’ouvrir les yeux. Je me sens parfois comme un pieu fiché au bord d’une mer en furie, battu de tous côtés par les vagues. Mais je reste debout, j’affronte l’érosion des années. Je veux continuer à vivre pleinement. Je veux écrire la chronique de tant de choses de ce temps (en bas, branle-bas de combat; papa rugit: «Eh bien va-t’en» et fait claquer les portes; cela aussi, il faut l’assumer – mais voilà que j’éclate en sanglots, je ne suis pas donc si détachée; à vrai dire cette maison est invivable. Enfin, continuons!) Où en étais-je? Oui, une chronique. Je m’aperçois qu’au milieu des souffrances – subjectives – que j’endure, subsiste toujours une curiosité qu’on pourrait dire objective, un intérêt passionné pour tout ce qui touche aux hommes et aux mouvements de mon âme. Je me crois parfois investie de cette mission: tirer au clair tout ce qui arrive autour de moi pour le décrire plus tard. Pauvre tête et pauvre cœur, vous avez encore tant de choses à assumer! Mais quelle belle vie que la vôtre, riche tête et riche cœur! Je ne pleure déjà plus. Mais j’ai affreusement mal à la tête. Cette maison est un enfer. Il me faudrait déjà une grande maîtrise pour en décrire l’atmosphère. En tout cas c’est de ce chaos que je sors, et j’ai pour tâche de m’élever à un ordre un peu supérieur. Ce que S. appelle «travailler un matériau noble» – le cher ami.
Tu es parfois si distraite par les événements traumatisants qui se produisent autour de toi que tu as ensuite toutes les peines du monde à refrayer le chemin qui mène à toi-même. Pourtant il le faut bien. Tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses qui t’entourent, en vertu d’un sentiment de culpabilité. Les choses doivent s’éclaircir en toi, tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses.
Un poème de Rilke est aussi réel, aussi important qu’un garçon qui tombe d’un avion, mets-toi bien cela dans la tête. Tout cela c’est la réalité du monde, tu n’as pas à privilégier l’un aux dépens de l’autre. Et maintenant va dormir. Il faut accepter toutes les contradictions; tu voudrais les fondre dans un grand tout et les simplifier d’une manière ou d’une autre dans ton esprit parce que alors la vie te deviendrait plus simple. mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme éléments de cette vie, sans mettre l’accent sur telle chose au détriment de telle autre. Laisse la vie suivre son cours, et tout finira peut-être par s’ordonner. Je t’ai déjà dit d’aller dormir au lieu de noter des choses que tu es encore tout à fait incapable de formuler. »

Etty Hillesum

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